Octobre 1983
Bientôt 4 mois que nous sommes partis.
Notre voyage se poursuit lentement, calmement, paisiblement, au gré des rencontres, des paysages, des vents, de notre humeur.
Nous le souhaitions ainsi et pourtant certains jours, je m’interroge, car tant de bateaux amis d’un instant nous ont quittés, qu’il nous faut déjà relire notre journal de bord pour se remémorer un nom, un visage, son projet.
Madères, Les Canaries, la Casamance, les Iles du Cap-Vert, le Brésil, les Antilles, les Açores… la ronde se poursuit.
Allons MAYA, vient donc tourner avec nous. ? Que fais-tu à traîner ainsi à la Corogne, dans les Bayas de la côte Ouest de l’Espagne, dans tous les coins au Portugal, à Faro, au Guadiana, à Cadix ? Ne te tromperais-tu pas de programme ?
Bon, alors au revoir, salut, bye, à un de ces jours.
Allez donc les gars, courrez vite, bordez serrées les écoutes, vous allez être en retard sur l’horaire, la régate du Graal est lancée…
Recherche de soi, des autres, fuite de l’anonymat et du métro-boulot-dodo, recherche d’une autre façon de vivre, d’être, de sentir, bien sûr en opposition avec le modèle quitté.
Tout y est même le gourou.
Et si dame CORIOLYS imprimait à ces navigations toutes rondes une trajectoire elliptique, sorte de chemin de la dépression ?
Allons mon vieux, cesse de faire du mauvais esprit, corbeau des mers ; ça se saurait s’il y avait un tel risque. D’ailleurs tu vois bien, ce n’est pas dit dans le guide.
4 mois déjà !
J’ai beaucoup de mal à ne pas foncer avec les autres. Michèle est là pour me rappeler nos accords. On ne bouffe pas du mile à chaque repas ; on fouine, fouille, découvre chaque contour de la côte ! On pénètre dans toutes les baies, les anses, les ports au mépris des recommandations du Guide. Heureusement d’ailleurs. Que de merveilles aurions-nous manquées ?
Pourtant, combien de fois aurais-je voulu continuer à faire route en compagnie d’un équipage ami ; continuer à partager nos découvertes, faire un barbecue sympa, une soirée à écouter ensemble de la musique ou à recréer le monde !
L’Espagne et le Portugal ce ne sont plus des pays qui alimentent nos rêves d’aventures.
Ces 4 premiers mois ne m’ont pas permis encore de trouver un rythme qui me satisfasse. Je sens que je ronge mon frein et mon comportement à l’égard des miens s’en trouve faussé.
Physiquement je suis là, dans ma tête, je navigue beaucoup plus loin.
Cette ambivalence me bouffe, me ronge et je sens que nos rapports à bord se désagrègent. Où est passée l’euphorie du départ et même l’exaltation qui m’animait pendant les préparatifs ?
Parfois je me demande s’il ne serait pas plus sage de rentrer, d’arrêter tout ça ?
Enfin bon Dieu, on n’a pas franchi toutes les difficultés traversées pour capituler après 4 mois de voyage.
Et c’est vrai que des contraintes il y en a dans ce type de projets.
Tout d’abord pour naviguer, il faut un bateau !
Ça j’imagine que vous l’auriez deviné, mais à moins de disposer d’une fortune, c’est un premier problème qui, pour beaucoup, remise le projet au fond d’un tiroir qu’on ouvrira de temps à autre avec nostalgie.
Un bateau pour promener une famille en navigation hauturière, même d’occasion, représente un investissement important et ne me dites pas qu’en le construisant vous-même vous réduirez la dépense. Le seul avantage de la construction amateur réside dans l’étalement du financement sur 3, 4 ou 5 ans, durées courantes pour finir l’objet de ses rêves qui, le jour de sa mise à flot, ne vaut déjà pratiquement plus que les 2/3 de son coût de revient ; les acheteurs potentiels se méfiant de ce type de construction.
Dans ces conditions, il vaut mieux avoir testé à l’avance son aptitude à vivre sur un bateau afin de n’être pas contraint de le vendre très vite.
La grande vadrouille ne peut se comparer à un mois de congés sur l’eau. Je sais que beaucoup ne seront pas d’accord avec moi sur ces propos ; ils feront leur expérience.
J’ai acquis MAYA d’occasion.
Il avait 1 an.
Une coque en aluminium réalisée à la perfection par un chantier professionnel, puis des aménagements intérieurs travaillés avec sérieux par un artisan compétent mais sur une conception du propriétaire.
Le résultat ?
30 % moins cher que son coût de revient, factures en mains. Economie qui sera réinvestie à en faire un outil de navigation et non de camping portuaire confortable.
J’avais de la peine en entendant son propriétaire me retracer toutes les étapes de la construction, l’énergie énorme dépensée et la fin du beau rêve après 2 mois de navigation.
Pas fait pour cette vie.
L’étape bateau résolue, vous ne serez pas quittes financièrement.
Partir un an ou plus nécessite un budget. Là encore combien de marins, combien de capitaines sont partis… sans un sou, mais le cœur plein d’espoir, s’imaginant que, partout, leurs compétences techniques seraient attendues avec empressement par des pays, forcement sous-développés quand on raisonne en Européens. Cependant, voilà, le Guru Moitessier ou d’autres naviguaient à une époque où même sur nos côtes un croiseur hauturier était rare. À plus forte raison en Afrique en Amérique du Sud ou en Asie. Aussi pouvaient-ils convenablement se débrouiller. Aujourd’hui la débrouille est un moyen de subsister pour les autochtones que vous rencontrez.
Vous n’imaginez pas qu’ils vous attendent comme des sauveurs !
Sur 10 bateaux qui larguent les amarres, 6 skippers rêvent de l’Eldorado… la concurrence sera rude pour quelques rares domaines d’interventions possibles. Des diésélistes, des soudeurs des électroniciens ayant pris soins de prévoir à bord les schémas et composants les plus courants pour les matériels embarqués, seront les plus favorisés.
Et où pensez-vous que ces gars arrivent à vivoter ?
Dans les grands ports d’étapes comme Las Palmas, Santa Cruz ou encore Cayenne (le bâtiment) avec comme clients les globes Flotteurs fortunés ou ceux qui n’ont jamais utilisé d’autres outils que le stylo, mais certainement pas la population locale.
Combien ont dû retrousser chemin dès la Corogne, Lisbonne, Cadix, Gibraltar… ?
Combien de bateaux ont été négociés à Madères, aux Canaries, à Dakar pour que l’équipage puisse rentrer ; combien ont été abandonné, soit transformé en fumoir de sheet ou en local de recel des larcins commis, ce qui classe hélas, un peu partout, le marin français et son acolyte italien au rang des gens douteux, roublards, malhonnêtes, dont il faut se méfier.
Et croyez-vous que ceux qui arrivent à s’en sortir réalisent leur rêve ?
J’ai pratiqué un peu le day-trip, j’en parlerai plus loin, cela me dégoûtait de naviguer.
Mais que vit celui qui galère sans naviguer dans un ghetto comme Los Christianos ? J’ai appris que depuis ces bateaux avaient été virés du port. Et pour cause…
Cela pour dire qu’il vaut mieux retarder son départ et avoir réussi à constituer un budget tant en argent qu’en provisions stockées.
Maintenant, parfait, vous avez un bateau, un budget que vous manque-t-il ?
L’équipage peut-être ?
Voilà encore un point important très souvent mal pensé.
L’équipage le plus fiable semble être la famille bien que plus d’une explose dans les premiers mois. Quant aux amis, aux recrutés par petites annonces, aux relations, il vaut mieux être clairs dès le départ :
“Je vous embarque pour une étape bien définie, au-delà je ne suis pas engagé”.
Car les 3/4 du temps quelles désillusions en perspectives entre ceux qui :
Dorment pendant les quarts,
Refusent de participer à l’entretien du bateau,
Ne se lavent pas et puent,
Embarquent de l’herbe à la première occasion,
Se planquent dès qu’il y a un travail à faire,
Sont de mauvaise humeur du matin au soir,
Sont malades, etc.
Une sage solution consiste à apprendre à manœuvrer seul par tous temps et sur n’importe quelle distance. C’est le début de la liberté.
Lorsque vous aurez résolu ces premiers points le plus dur sera à faire si vous êtes déjà bien installé dans la vie, car jusque-là vous avez eu à résoudre des problèmes techniques, financiers, maintenant, c’est l’étape sociale.
Il faut décider de partir et cela signifie que vous allez perdre votre statut. Dès que l’ancre remontera vous ne serez plus rien.
Le poids anesthésiant des couvertures sociales françaises vous explose à la figure. Plus de salaire signifie que vous ne cotisez plus à rien : retraites, assurances sociales, chômage, mais que vous allez encore payer pendant un an des impôts…
Quand on a vécu 10, 15, 20 ans dans ce cocon douillet et sécurisant la décision donne le vertige.
Si comme moi vous présentez votre démission de cadre bien sous tout rapport, vous aurez peut-être à faire face à l’incompréhension la plus totale de votre patron.
“Voyons Monsieur que me dites-vous ? Vous voulez partir quitter votre situation ? Mais enfin vous rendez-vous compte ?”
” Oui, monsieur, oui.”
“Écoutez-moi, je sais que l’on vient de cravacher très dur depuis 4 ans pour atteindre les objectifs que nous nous étions fixés. Je comprends que vous ressentiez un coup de fatigue bien légitime. Voilà ce que je vous propose, vous prenez votre bateau, vous partez naviguer pendant 3 mois, l’entreprise vous offre ces congés, OK ?”
“Excusez-moi Président, vous ne m’avez pas bien compris. Je pars dé-fi-ni-ti-ve-ment.”
Et oui cette étape de prise de décision est dure, très dure à franchir et quel soulagement lorsque vous y parvenait. Fini les angoisses le doute.
Enfin libéré, mais seul.
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Bonsoir Mimi.
Pas de souci, c’est déjà sympa de t’intéresser à ce sujet. Bises
C’est très intéressant !
Pas facile de larguer les amarres …
Il y a beaucoup à lire, je ne pourrai pas tout lire d’un coup .
Merci Yvan pour ce partage
Mimi